Un village comme les autres


Tout à l’heure sous l’auvent vermoulu de l’église, le garde champêtre moustachu est venu coller l’appel concernant les échelons 1, 5 et 6

C est un tout petit village de France. Un village comme tant d’autres II se tient au milieu d’un paysage de la Brie aux lignes douces, entre le vert gras lustré des champs de betteraves et l’or mat des étendues fauchées où les tas de gerbes lourdes s’alignent.

Le village n’a qu’une rue la rue des Vieux Moulins; et c’est, d’ailleurs, la route départementale. Des maisons la bordent, grises, ou plâtre écaillé des maisons trapues avec de l’herbe sur le seuil, des contrevents passés au bleu de charron et, sur le toit incurvé, un molleton de lichen qui a la couleur de l’écorce de liège. Par-dessus le faite irrégulier des murs, les pommiers tendent leurs branches chargées de fruits aux joues fardées.

A un endroit se greffe un chemin qui vient en se tortillant de la campagne. Et ce carrefour dessine une petite place. II y a quatre ormes dont l’ombre couvre un triangle d’herbes folles. II y a une auberge « épicerie, vins, tabacs « , avec, à son fronton, le gros, le gros cigare de tôle rouge cabossée. Il y a, dans une maison plus haute, derrière sa grille, la mairie et l’école. Enfin, tout contre elle, l’église affaissée comme une antique carène renversée et son clocher si vieux qu’en dépit de ses contreforts renforcés de barres de fer il se tient de guingois et que là-haut sur son capuce d’ardoises penche un peu le coq de fer.

L’air est tout calme. II vient de la compagne des échos de voie et de charrettes. Les insectes crissent dans la tiédeur d’un jardinet. Et la près de l’église, on entend le mécanisme de  »horloge à contrepoids qui. Dans la tour carrée, tape sourdement comme ces vers qui habitent les vieux meubles.

96 habitants…

Un village de France… II s’appelle Le Plessis-l’Evêque, quatre-vingt-seize habitants, avec un maire cultivateur une institutrice, et puis quatre de ses fils qui sont tombes dans la dernière guerre. Les visages des morts sur des photos émaillées sont presque le seul ornement de l’église. On les a rangés sous une étroite plaque de marbre gris qui porte leurs noms : Noël Georges, Bénard Léon, Courtois Alfred, Bénard Charles. Ils contemplent ces murs, ces trois piliers, ces voûtes basses dont l’humidité noircit et desquame le plâtre jauni ; ce banc d’oeuvre disloqué, ces chaises de bois mu sur les dalles disjointes et, près de l’autel, la croix de bronze doré.

Tout à l’heure, avec la même placidité que deux jours avant, le garde-champêtre moustachu est sorti de la mairie. On le reconnaissait à son képi parce que, autrement, il était en manches de chemise, avec de larges bretelles pour tenir son pantalon de coutil.

II portait sous un bras un petit paquet d’affiches blanches pliées et, de l’autre main, un pot de colle baveuse. Et, sous l’auvent vermoulu de l’église, où s’abritent les avis municipaux, sur la porte d’une étable, ici ou là, sur un pan de mur pas trop rugueux, il a collé ses papiers aux pavillons croisés, au gros chiffre en grisaille. Rappel immédiat. Échelons. 1. 5, 6. Du destin sous formule administrative… Alors, le village a paru s’animer un peu.

Des femmes sont sorties sur le pas des portes pour bavarder à deux ou trois. D’un groupe à l’autre, elles s’interpellent.

– Le vôtre aussi s’en va ?… Y a plus que les vieux qui restent donc.

Comment qu’on va faire.

D’une cour de ferme débouchent des réservistes cantonnés ici : ils ont l’épaisse vareuse kaki entrouverte et le ceinturon jaune tout neuf lâché de deux crans. Un petit gros a retroussé jusqu’à hauteur de genoux son pantalon de toile cachou taillé pour des jambes deux fois plus longues. Ils entrent bavardé,dans l’estaminet

– Et comment qu’on va foire? leur demande la tenancière en sarrau à carreaux bleus. Parait que le boucher d’Iverny, le charcutier de Dammartin, le boulanger partent de ce coup… ‘Qui c’est qui passera pour les provisions ?

– On va toujours boire une canette… Vous en faites pas.

Des ouvriers agricoles rentrent des champs où ils entassaient la moisson sur les fourragères. Presque tous vont partir.

Quelqu’un dans le village a ouvert un appareil de T.S.F. II s’est fait un petit rassemblement pour écouter des nouvelles qui n’avancent à rien. Des réservistes arrivent encore. Ils guignent vers une coulante installée dans une cour. Quelques-uns vont déambuler autour de l’estaminet. On lie connaissance avec les gens du pays. Des gendarmes passent en automobile et cela laisse un sillage de curiosité. Des officiers s’installent chez l’habitant. Un capitaine de réserve, hier encore industriel, a apporté avec lui sa machine à écrire, une liasse de feuilles à en-tète de son usine : il faut bien se débrouiller pour dresser des états si l’autorité militaire n’a pas encore donné le matériel nécessaire.

– Mon capitaine, vient lui dire un planton, je crois qu’on pourra vous installer un bureau dons la chambre à coucher du médecin d’Ivemy ; c’est à deux pas, II y a le téléphone. Le médecin s’en va, lui aussi. II a dit : « je vous laisse ma maison. Telle qu’elle est. Quand vous partirez, donnez les clefs à la femme du jardinier parce que le jardinier aussi part demain « .

On se débrouille.

– C’est pour y faire peur, à Adolphe, crie un des hommes qui s’éloignent sur la route.

On se débrouille. Des ouvriers agricoles quittent leur demeure dès le soir, à pied, baluchon à l’épaule. Des réservistes qui flânent près de l’église les saluent. Le ciel se tend de soies crépusculaires. La cloche laisse tomber un son fêlé. Celui de chaque jour

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